7 mai 1938
Cet article, signé " R. de B. " et intitulé " Un chef-d'œuvre de l'animation " explique comment Blanche Neige et les Sept Nains a été réalisé pour un public français qui n'a pu découvrir le film que dans une seule salle à Paris où la première du film a eu lieu la veille. Le texte est agrémenté de plusieurs dessins d'artistes Disney et de photographies de Walt Disney et d'artistes du studio non nommés : le bruiteur James MacDonald, l'animateur Norman Ferguson et une encreuse.
Un chef-d’œuvre du dessin-animé
par R. de B. (7 mai 1938)
Tout le monde, aujourd'hui, connaît Walt Disney, le prodigieux créateur de Mickey Mouse, de Minnie, de Donald Duck, de Pluto, des Trois Petits Cochons, du Méchant Loup et de tous les autres dessins animés des Silly Symphonies, qui sont projetés chaque semaine sur les écrans de tous les pays. La fantaisie, l'ingéniosité, l'humour, le mouvement, la couleur et souvent aussi la poésie de ces courtes bandes en font de véritables chefs-d'œuvre. Le public, dont l'engouement ne se lasse point, sait plus ou moins confusément quel effort de technique elles représentent. À la cadence de 24 images à la seconde, une projection qui dure un quart d'heure exige 21 600 images différentes, à dessiner d'abord, puis à colorier et à reproduire sur des feuilles de celluloïd, en bien plus grand nombre encore puisque chaque couleur nécessite une image particulière. Si l'on ajoute à cela le travail de la synchronisation musicale, on conçoit aisément que les studios de Walt Disney occupent d'une façon habituelle plusieurs centaines de spécialistes en tous genres et que la production d'un dessin animé de court métrage puisse revenir plus cher que tel grand film ordinaire, qui est sept ou huit fois plus long, joué par des vedettes aux fabuleux appointements et agrémenté d'une de ces colossales mises en scène comme Hollywood en a le secret.
Ce sont ces difficultés matérielles qui avaient jusqu'ici empêché Walt Disney de réaliser un dessin animé de long métrage. Mais il caressait ce rêve depuis longtemps. Dès 1933 il avait fait choix d'un sujet pour cette expérience audacieuse, que tous ses amis lui déconseillaient. C'était le conte charmant de Grimm : Blanche Neige et les Sept Nains. Avec cette obstination qui le caractérise, il se mit à l'ouvrage. Il fallut plus de quatre ans pour la confection de ce film, que le public parisien, à son tour, pourra voir à partir de cette semaine. Le conte de Grimm, à l'action mouvementée et aux multiples épisodes, s'apparente à Cendrillon et à La Belle au bois dormant. Féerique aventure où les animaux de la forêt et les nains adoptent la petite princesse que la méchante reine veut faire mourir et qu'elle réussit d'ailleurs à empoisonner, mais que le Prince Charmant vient ressusciter d'un baiser dans son cercueil de cristal.
Le premier soin de Walt Disney fut d'établir un scénario détaillé. Après quoi il créa l'aspect physique et le caractère des personnages. Après bien des essais, une Blanche Neige « en chair et en os » fut adoptée, qui devint le modèle de l'héroïne. Pour les nains, on confectionna des figurines de cire, stylisées elles aussi d'après des personnages vivants. Rien ne fut laissé dans l'indécision : on spécifia pour chacun des nains son apparence, son vêtement, ses tics particuliers, ses habitudes, sa psychologie, exactement comme s'il s'agissait d'êtres humains. Doc, le chef qui s'est élu lui-même, est un pédant à lunettes, doctoral nerveux et ne sachant jamais très bien ce qu'il doit faire de ses mains ; Happy, gros et rond, a un perpétuel sourire ; Sleepy est un endormi qui regarde la vie entre des paupières toujours mi-closes et parle entre deux bâillements ; Grumpy au long nez est le bourru qui déteste les femmes, mais possède malgré tout un bon cœur et tire la troupe des plus mauvais pas ; Dopey, ridicule dans ses vêtements trop grands, est redoutable par ses espiègleries ; Sneezy, qui a le rhume des foins, parle du nez et éternue toujours au moment inopportun ; Bashful, plein de bonne volonté, est un sentimental incurable que Blanche Neige intimide fort.
Ces types, pourvus, si l'on peut ainsi dire, de leur fiche signalétique, furent confiés aux « animateurs » et aux gag men de Walt Disney. Les « animateurs », qui sont tous des dessinateurs et caricaturistes au talent éprouvé, couvrirent des albums entiers de leurs croquis. Les gag men sont des humoristes qui, sur une trame donnée et en s'identifiant eux-mêmes aux personnages, inventent des jeux de scène comiques, des expressions, des attitudes dont les dessinateurs devront s'inspirer. Quand ces études préliminaires, qui durèrent des mois, furent terminées, l'histoire de Blanche Neige fut transcrite sur le papier, à la manière d'un dessin sans paroles. Une première sélection n'en retint qu'une partie. Ces dessins de base furent alors remis aux dessinateurs auxiliaires, dont la tâche consiste à en multiplier les reproductions, avec les modulations insensibles qui différencient une image de l'autre et procurent, par leur succession accélérée sur l'écran, l'illusion du mouvement. En même temps, d'autres équipes travaillaient aux fonds, c’est-à-dire au décor au milieu duquel les personnages évoluent.
Indépendamment de la réalisation graphique, s'élaborait la réalisation musicale ; composition des mélodies et de leurs paroles, orchestration, choix des voix, recherche des effets sonores obtenus par des appareils spéciaux, souvent très compliqués. Quand le département graphique et le département musical eurent, chacun de son côté, mené à bien leur besogne, il fallut en assurer le développement synchrone, et l'on imagine facilement combien ce fut délicat et quelle longue suite de tâtonnements et d'essais préludèrent aux résultats définitifs. Il restait encore à colorier les croquis — on employa pour cela plus de 1 500 teintes — et à les reproduire sur plaque de celluloïd selon les procédés de « Technicolor ».
On nous dit que le film BlancheNeige et les Sept Nains a coûté environ 1 million 500 000 dollars, que sa projection, qui durera une heure et demie, est un assemblage de 250.000 dessins, sélectionnés parmi 2.500.000, que 600 dessinateurs ont été employés, dont 32 animateurs, 102 assistants, 187 in-betweeners pour les travaux intermédiaires, 20 dessinateurs metteurs en scène, 25 dessinateurs pour les fonds à l'aquarelle, 85 pour les effets spéciaux — fumée, eau, nuages, etc. — et 158 jeunes femmes expertes pour peindre et encrer sur feuilles de celluloïd transparent. La grandeur de cet effort est à peu près unique dans l'histoire du cinéma, mais plus elle passera inaperçue, plus la perfection aura été atteinte.