Le Quotidien de Paris était un journal quotidien français créé le 4 avril 1974 par Philippe Tesson, ancien rédacteur en chef du journal Combat, et qui paraîtra jusqu’au 14 novembre 1996.
Gérard Spiteri, sociologue et journaliste, se charge de rédiger les deux articles traitant de l’anniversaire des 50 ans de la première mondiale du film Blanche Neige et les sept nains. Celui-ci fait l’objet pour l’occasion d’une ressortie mondiale, à l’exception notable de la France. Seule une unique projection spéciale aura lieu au cinéma Le Grand Rex.
Le premier article revient sur la genèse du film, et sur son statut à part dans l’Histoire du cinéma, rappelant au passage, avec un brin de snobisme, l’influence qu’il a eu sur les masses, en particulier enfantines, mais aussi sur des artistes, implicitement perçus comme intellectuellement plus nobles, tels Miles Davis. Ken Anderson, y est mentionné pour évoquer la fameuse soirée où Walt Disney a présenté son projet à ses équipes. C’est l’animateur Shamus Culhane qui évoque les dessins sulfureux qui circulaient alors dans le studio comme défouloir pour les équipes.
Dans le deuxième article, dont le titre évoque la parodie Elle voit des nains partout !, sortie en France 5 ans plus tôt, on parle cette fois plus spécifiquement du conte, et de ses interprétations psychologiques, un domaine traité par l’auteur Bruno Bettelheim dans son ouvrage.
Les 50 ans de Blanche Neige. Un jour son âge viendra…
par Gérard Spiteri (17 juillet 1987)
Inspiré d’un conte des frères Grimm, le dessin animé de Walt Disney fut, dès sa sortie, un triomphe. Avant même sa reprise mondiale, il a déjà rapporté à la firme 330 millions de dollars. Un record.
Le premier long métrage animé en couleurs de l’histoire du cinéma célèbre son cinquantième anniversaire. Ces noces d’or consacrent à l’écran la fable du Moyen Âge dont se sont inspirés les frères Grimm et qui a suscité un double empire, imaginaire d’abord, commercial incidemment : sur les enfants pour lesquels « Blanche Neige » est un best-seller depuis son édition en 1812 ; pour Walt Disney qui conquit avec cette adaptation un renom international. Cinquante ans après, le film, devenu un grand classique, séduit encore petits et grands et son côté « guimauve » ne saurait faire oublier la magnificence de sa réalisation et l’innovation qu’il a représentée à une époque où le cinéma d’animation était exclu des grandes productions.
Ce succès mondial ne s’est jamais démenti. On ne compte plus les arrangements de certains airs comme Sifflez en travaillant et Un jour mon Prince viendra , ce dernier ayant été magistralement orchestré par Miles Davis.
Aujourd’hui, Blanche Neige réapparaît au même moment dans soixante pays, y compris l’Union Soviétique et la Chine. Aucun autre film n’a encore atteint ce record de longévité et de redécouverte permanente.
« Schneewittchen und die sieben Zwerge en allemand, Blanche Neige et les sept nains en anglais, Blanca Nieve y los siete enanos en espagnol, le film doublé en vingt langues revient donc à l’affiche dans quatre mille salles.
Un projet fou
Autre caractéristique : ce film a été, en quelque sorte, retenu comme un trésor par les studios Disney. Depuis sa création le 21 décembre 1937, à Los Angeles, Blanche Neige n’a connu que huit reprises en salle et il n’a jamais été programmé à la télévision, ni même vendu en vidéocassettes. Sur un demi-siècle d’exploitation, le film a remporté à la firme Disney 330 millions de dollars.
À quoi il faut ajouter les droits sur les parcs de loisirs qui n’ont pas manqué d’intégrer dans leur monde imaginaire, la princesse et ses petits hommes, ancêtres des Schtroumpfs. Au début des années trente, Walt Disney n’était pourtant pas à ses débuts dans le genre des « cartoons ». Créateur de Donald et Pluto, et surtout de Mickey, la petite souris qui allait se faufiler dans toutes les petites têtes, il ne cessait de travailler pour Hollywood dont les producteurs comprirent très vite l’ampleur du marché.
Doué pour les affaires, Walt Disney ne supporte pas de frein à ses ambitions. Il forme l’idée d’un long-métrage animé, s’attirant d’abord le doute, voire la suspicion. Il n’existait pas, alors, de systèmes d’effets spéciaux, de sorte que chaque carton devait être conçu à la main. Ce projet nécessitait également une grande histoire, une grande aventure et du rêve plein les décors.
Ken Anderson, l’un des dessinateurs de l’équipe, se souvient de cette nuit de l’année 1934 où Disney, alors âgé de 33 ans, convoque ses collaborateurs pour leur annoncer une grande nouvelle par le biais d’un mimodrame dont il était la vedette : « pendant quatre heures, Walt nous a raconté l’histoire de Blanche Neige et les sept nains. Mais il ne s’est pas contenté de raconter. Il a joué chacun des personnages. Une fois fini, il nous a dit que ce serait notre prochain film. Ce fut un choc pour nous tous, parce que nous savions combien il était déjà difficile de faire un court-métrage animé. »
Larmes, oui.
Sexe, non
À Hollywood, cette annonce est mise sur le compte de la folie de Disney. Comment un conte de fées pourrait attirer un public adulte sur quatre-vingt-trois minutes ? Le projet est jugé démentiel et surtout irréaliste commercialement. Il compromettrait l’édifice que Disney avait patiemment élevé à la gloire des enfants, un marché sûr. Disney relève portant le défi. Il croit tellement à sa réussite qu’il risque toute sa fortune pour la mettre en œuvre.
Comme prévu, le budget estimé à 250 000 $ est vite dépassé. Le film qui sera achevé en trois ans, coûtera 1,5 millions de dollars, soit une somme insensée à une époque où les États-Unis viennent à peine de sortir de la Grande Dépression. Animé d’un enthousiasme titanesque, Disney se voit contraint d’hypothéquer son studio. Vers la fin du tournage, il demandera aux sept cent cinquante personnes mobilisées pour cette affaire de travailler quasiment jour et nuit, dimanche, compris, sans être payées.
Un million de dessins auront été nécessaires pour cette adaptation, dont deux cent cinquante mille seulement seront utilisés dans le film. Le maître d’œuvre contrôle tout, exige une perfection absolue en rapport avec l’idée qu’il se fait de ce conte.
L’un de ses collaborateurs, Shamus Culhane, raconte, dans un livre de souvenir, qu’une sorte de révolte se manifeste sous la forme d’une avalanche de dessins pornographique, préfigurant ainsi des détournements ultérieurs, du genre Blanche-fesse les sept mains. Ce n’est guère du goût de Disney qui tient à conserver, pour des raisons plus commerciales que morales, la tenue d’un film visible pour tous publics. La première de Blanche Neige à Hollywood est un triomphe. Clark Gable et Carole Lombard en sortent émus aux larmes. Très rapidement, le film rapporte 8,5 millions de dollars, record qui ne sera battu que par le film le plus célèbre de tous les temps : Autant en emporte le vent. Des cinéastes comme Serge Eisenstein et Charlie Chaplin ont couvert d’éloges ce premier long-métrage animé. Il est pourtant de bon ton de le dénigrer. A-t-on fait beaucoup mieux pourtant depuis cinquante ans ?
Lorsqu’elle ne voit pas seulement des nains partout
par Gérard Spiteri (17 juillet 1987)
Le conte des frères Grimm commence ainsi :
« Il était une fois, en plein hiver, quand les flocons de neige descendaient du ciel comme des plumes et du duvet, une reine qui était assise et cousait devant une fenêtre qui avait un encadrement de bois d’ébène noir et profond. Et tandis qu’elle cousait négligemment tout en regardant la belle neige au-dehors, la reine se piqua le doigt avec une aiguille et trois gouttes de sang tombèrent sur la neige. C’était si beau, ce rouge sur la neige, qu’en le voyant la reine songe : « Oh, si je pouvais avoir un enfant aussi blanc que la neige, aussi vermeil que le sang, et aussi noir de cheveux que l’ébène de cette fenêtre ! »
Bientôt après, elle eut une petite fille qui était blanche comme la neige, vermeille comme le sang et noire de cheveux comme le bois d’ébène. Et Blanche Neige fut son nom à cause de cela. Mais la reine mourut en la mettant au monde. Au bout d’un an, le roi prit une autre femme qui était très belle… »
On connaît la suite de cette « Blanche Neige » dont l’origine réside dans le vieux fonds mythique de l’épopée germanique. Empoisonnée par sa marâtre, Blanche Neige s’endort du sommeil de la mort. Les nains la placent dans un cercueil de verre en attendant que le Prince Charmant vienne lui redonner la vie et la faire passer du stade à l’enfant à celui de jeune fille.
Walt Disney a brodé sur cette histoire et lui a donné des développements qui vont dans le sens du merveilleux à la mode hollywoodienne mais aussi de l’humour. Fuyant les sévices de sa marâtre, la jeune fille suscite, tel Saint François, le chant des oiseaux, s’attire l’affection d’animaux de la forêt d’ordinaire craintifs et fait surgir de la musique des frondaisons. Nous sommes dans une nature accueillante, idyllique, rassurante. Dans une cabane, elle vit sous la protection des sept nains qui sont, dans le film, tous dotés d’un caractère spécifique, comme de vieux enfants : Grincheux, Simplet, etc.
Pour le psychanalyste Bruno Bettelheim, spécialiste du rêve des enfants, ce conte était pain béni. Dans sa psychanalyse des contes de fées (Robert Laffont, 1976, réédité en 1986), il se livre à une série d’interprétations en rapport avec la sexualité et les mythes éternels.
- Le saignement correspond à la menstruation et, plus tard, à la rupture de l’hymen. Il est à l’origine de la conception puisqu’il fait naître l’enfant. « Le jeune auditeur apprend, sans explications superflues, que, sans le saignement, aucun enfant, pas même lui, ne pourrait naître. »
- Le miroir dans lequel la reine se regarde rappelle le thème ancien de Narcisse qui finit par se laisser engloutir par l’amour qu’il a de lui-même. Le narcissisme de Blanche Neige risque par deux fois de lui être fatal quand elle cède aux tentations de la reine venue la séduire sous un déguisement qui est censé la rendre plus belle encore. Or, la reine mourra de son propre narcissisme.
- Les sept nains. Après avoir calmé sa faim, Blanche Neige essaie les sept lits. Un seul, le septième, est à sa taille. Celui qui l’occupe ira dormir avec les autres. Ce sont des « hommes en miniature » qui évoquent une existence préœdipienne.
- La pomme fatidique que lui présente la reine habillée en paysanne est à mettre en relation avec le fruit offert par Aphrodite, déesse de l’amour, et, bien sûr, Ève.
En fait, la reine coupe la pomme en deux. Elle mange la partie blanche, laissant la partie rouge, empoisonnée, à sa fille. Donc, double nature de l’héroïne blanche comme neige et rouge comme sang, c’est-à-dire asexuée et érotique. Ces analyses prouvent au moins la richesse de ce conte. De l’innocence à la perversité, il n’y a que l’espace d’un symbole.