L'Express est un magazine d'actualité hebdomadaire français créé en 1953 par Jean-Jacques Servan-Schreiber et Françoise Giroud.

L’Express

Tout le monde n'aime pas Blanche Neige. Danièle Heymann (1933 – 2019), qui a écrit cet article pour la ressortie du film en 1973 en France, n'est pas impressionnée. Ou plutôt, elle estime que le film, sous un vernis de guimauve, est trop macabre pour les enfants, tout comme les séries policières télévisées telles que Mannix les habituent à accepter la violence dans leur quotidien. C'est pourquoi elle met des guillemets autour du mot "chef-d'œuvre" afin de mieux souligner son désaccord avec ce terme pour ce film.

Blanche Neige en appel

par Danièle Heymann (3 décembre 1973)


Blanche Neige ressort dans cent salles... Danièle Heymann l'a revue. Avec indignation.

Elle a près de 40 ans. D'accord, elle ne les paraît pas. Blanche Neige, sortie des studios de Walt Disney en 1936, revient en force dans cent salles françaises, le 5 décembre. Ce film, la première comédie musicale de l'histoire du dessin animé, a été vu par 200 millions de spectateurs à travers le monde. Soit. Mais tous ceux qui ont aujourd’hui 40 ans (même s’ils ne les paraissent pas) risquent, en retrouvant ce « chef-d'œuvre » avec leurs yeux d’adultes, de voir s’écrouler leurs souvenirs d’enfants.

Blanche Neige ? Une idiote. Le Prince ? Un benêt. Les animaux ? De petits esclaves serviles. Les sept nains ? D'affreux vieillards, sales et vicieux. Simplet, surtout, qui porte les stigmates d'un grave dérèglement glandulaire, imberbe, édenté, vouant à la Princesse une fidélité libidineuse. Et, planant sur le tout, une terreur de bazar, un sadisme primaire. La forêt, au début zébrée d'orage, lançant de tous côtés ses branches crochues comme des griffes, la Reine exigeant qu’on lui rapporte le cœur encore chaud de sa rivale, puis se transformant en sorcière, tandis qu’un corbeau affolé se réfugie dans un crâne ricanant. La descente de l'effroyable femme dans les oubliettes où l'attend le squelette d'un prisonnier suppliant. La pomme empoisonnée, les vautours guettant leur proie...

Sous la guimauve. Qu'importe, sans doute, que les mères aient désormais les dents agacées, puisque leurs filles se régalent de ce spectacle comme elles s'en sont jadis régalées (voir les « critiques » de Stéphanie, 11 ans, et d'Agnès, 7 ans).

Qu'importe également qu'un spécialiste, le Dr Pierre Debray-Ritzen, pédopsychiatre, qui vient de publier « Les Troubles du comportement de l’enfant », dénonce le mauvais goût chez Walt Disney. « Il a, dit-il, imposé une manière graphique à plusieurs générations, manière gravement envahissante, insupportable » du jeune Bambi (auquel, bien sûr, il s’identifie) pleurant des larmes trop humaines sur le cadavre de sa biche de maman.

Il est de bon ton d’approuver. D’affirmer, s’abritant derrière le fantôme de la comtesse de Ségur, et rappelant la cruauté tutélaire de Hans Christian Andersen ou de Jacob et Wilhelm Grimm, que les contes, les récits, les romans à l'usage des petits sont toujours méchants, et que c’est fort bien ainsi. Que la vie, n’est-ce pas, n’est pas gentille, et qu'il est préférable qu'ils apprennent à en accepter le pire, en plongeant leur regard dans le miroir troublant de l’imaginaire.

Exact. Mais, chez les petits enfants de l'abondance menacée, où passe désormais la frontière entre le réel et l’imaginaire ? Elle est de plus en plus vague, artificielle.

Pour de vrai. Gavés de télévision, avalant avec le même plaisir passif les spots publicitaires et les feuilletons américains, les bulletins d’informations et les play-back des chanteurs à la mode, ils mettent tout dans le même panier de la fiction réelle ou de la réalité fictive. Mannix abat un gangster ? Ils rient : « On sait bien que le gangster va se relever, ça coûterait trop cher de tuer les acteurs. » On projette un reportage sur la guerre du Kippour ? Ils interrogent : « Et ceux-là, ils sont morts pour de vrai ? »

La question : « Ce spectacle est-il pour eux ? » ne semble-t-elle pas alors démodée ? La tragédie chez les biches : pour eux. La tragédie du Sinaï : pas pour eux. La mort en dessin animé : pour eux. La mort à la une des journaux : pas pour eux.

Il serait peut-être temps de sortir les enfants du ghetto des loisirs réservés. N’ont-ils pas acquis — peut-être trop vite, peut-être trop tôt — le droit de (presque) tout voir, comprendre, savoir ? Qu’on le leur reconnaisse donc. Il est trop tard pour ne leur montrer la vérité qu’à travers le filtre hypocrite de l’« imaginaire ». Ils méritent mieux. Mieux que Blanche Neige.